Nouveau nucléaire : « La supply chain doit encore monter en charge » (Aurélien Frétard, Mews Partners)
« La supply chain française n’a pas été complètement désactivée. Il existe une base industrielle, notamment grâce à l’exploitation des réacteurs, qui nécessite une activité continue de maintenance, et le travail à l’étranger. Cependant, elle n’était pas totalement prête pour la montée en charge du nouveau programme nucléaire », déclare Aurélien Frétard
Associé @ Mews partners
, partner énergie chez Mews Partners, cabinet accompagnant les industriels sur l’optimisation de projets stratégiques, à News Tank, le 25/02/2025.
« Le marché du nucléaire est aussi très régalien : il est principalement porté par des acteurs nationaux, comme EDF en France ou Rosatom
Groupe public russe spécialisé dans le secteur de l’énergie nucléaire• Création : 2007• Activités :- Centrales et réacteurs nucléaires- Combustible nucléaire- Énergie éolienne- Médecine nucléaire…
en Russie. Toutefois, pour réduire l’impact des investissements et accéder à de nouveaux marchés, les entreprises cherchent à exporter leurs technologies. Cela soulève un défi de compétitivité : vendre à l’international impose d’être aligné sur un prix et des conditions de marché, sans quoi, on ne conclut pas de contrat. »
Aurélien Frétard répond aux questions de News Tank.
Quelles sont les spécificités d’un chantier nucléaire par rapport à d’autres types de projets d’envergure ?
Un chantier nucléaire se distingue par sa complexité technique tout au long du projet. Il implique un grand nombre de parties prenantes et une forte coactivité entre l’ingénierie et la construction.
Le cadre réglementaire n’est pas figé et évolue en fonction des décisions de l’autorité en charge de la sûreté nucléaire (en France, l'ASNR
Autorité administrative indépendante issue de la fusion entre l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire) et l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) assurant au nom de l’État le…
). Cette dépendance peut impacter le chantier dans le temps, selon le lieu, les équipes et les exigences de mise en conformité, ce qui complique encore la planification et l’exécution des travaux.
Le marché du nucléaire est aussi très régalien : il est principalement porté par des acteurs nationaux, comme EDF en France ou Rosatom en Russie. Toutefois, pour réduire l’impact des investissements et accéder à de nouveaux marchés, les entreprises cherchent à exporter leurs technologies. Cela soulève un défi de compétitivité : vendre à l’international impose d’être aligné sur un prix de marché, sans quoi, on ne conclut pas de contrat.
Un autre aspect clé est la durée des projets : la construction d’une installation nucléaire peut s’étendre sur plus de dix ans, souvent avec des modèles encore en développement. On parle alors de prototypes ou de « first-of-a-kind », ce qui signifie que la conception et la construction avancent en parallèle.
Enfin, la sûreté nucléaire impose une rigueur documentaire stricte. Il faut fournir des dossiers de justification et des preuves de conformité à chaque étape, aussi bien sur le terrain que dans les documents réglementaires. Certains travaux nécessitent des points d’arrêt, où l’Autorité de sûreté est convoquée pour validation avant de poursuivre. Cela demande de l’anticipation.
Coactivité entre l’ingénierie et la construction »En termes de métiers, on retrouve des compétences classiques comme le génie civil ou la tuyauterie, mais aussi des expertises spécifiques liées aux matériaux et aux contraintes nucléaires.
Enfin, la durée de vie des installations impose une exigence absolue : elles sont conçues pour durer plusieurs décennies, et les erreurs ne sont pas permises, même avec des dispositifs de sûreté prévus en cas de problème.
Quels sont les facteurs d’un chantier nucléaire réussi ?
La phase de conception est déterminante. EDF l’a bien compris en structurant cette étape avec des jalons de maturité permettant d’évaluer l’avancement de l’ingénierie. Des revues de maturité sont organisées pour vérifier que les principaux risques ont été levés avant de passer à l’étape suivante.
Si des risques critiques persistent et ne sont identifiés qu’en phase de réalisation, leur gestion devient plus complexe et coûteuse. On observe un effet domino : un problème non résolu aujourd’hui peut entraîner des retards et des surcoûts majeurs plus tard.
La coordination des acteurs est un autre enjeu fondamental. Les chantiers nucléaires impliquent des milliers de travailleurs. On parle d’entre 10 000 à 15 000 personnes sur les futurs chantiers EPR European Pressurized Reactor 2. Cette coactivité doit être parfaitement orchestrée. Il est crucial d’identifier les jalons d’interface, c’est-à-dire de définir qui a besoin de quoi et à quel moment pour produire un livrable et organiser le travail de chacun.
Entre 10 000 à 15 000 personnes sur les futurs chantiers EPR2 »Concernant la logistique, un chantier nucléaire nécessite d’anticiper les infrastructures d’accueil des travailleurs : logements, transports, réseaux routiers, mais aussi les services nécessaires à la vie des familles des employés. Une mauvaise anticipation peut entraîner des tensions locales et des retards dans les opérations.
Il en est de même pour l’approvisionnement. Les équipements sont complexes et spécifiques : certaines pièces doivent être fabriquées sur mesure et peuvent se retrouver bloquées dans la chaîne logistique si elles ne sont pas correctement suivies. La relation avec les fournisseurs doit donc être précise mais équilibrée, évitant la sur-spécification. Une approche partenariale est souvent plus efficace qu’une simple relation donneur d’ordre/fournisseur.
La coordination entre les métiers est un autre défi : les équipes du génie civil, de la mécanique et du contrôle-commande ont des cultures et des modes de fonctionnement très différents. Or, un chantier nucléaire ne peut fonctionner efficacement que si ces métiers arrivent à bien communiquer et synchroniser leurs plannings.
Quelles seront, à l’avenir, les spécificités des chantiers de SMR Small Modular Reactor , par rapport aux installations classiques ?
Tout d’abord, ils sont conçus pour être plus modulaires et industriels. L’objectif est de maximiser la préfabrication en usine, afin de limiter les interventions sur site et d’améliorer la compétitivité du processus de construction.
Les SMR, modulaires et industriels »Ensuite, certains SMR se distinguent par des choix technologiques spécifiques, comme l’utilisation de nouveaux matériaux ou la possibilité de recycler des combustibles usagés. Sur le plan opérationnel, le nucléaire reste une énergie pilotable, mais les SMR visent une meilleure flexibilité que les centrales traditionnelles, qui ne sont pas conçues pour gérer des variations de charge rapides.
Enfin, au-delà des aspects techniques, le modèle économique des SMR repose sur une production en série et standardisée. Si cette approche fonctionne, elle pourrait marquer un changement important en rendant le nucléaire plus accessible et mieux intégré à des réseaux énergétiques locaux. Toutefois, les métiers mobilisés sur ces chantiers resteront globalement les mêmes que ceux des installations classiques.
À première vue, le retour d’expérience sur les chantiers d’EPR a-t-il été pris en compte dans la conception des EPR2 Réacteur à eau pressurisée (EPR) optimisé et industrialisé, développé par EDF. ?
Il est difficile d’avoir un avis définitif sur la question car les travaux n’en sont qu’au début. Mais, à priori, ces enseignements sont pris en compte. L’enjeu principal est de bien capitaliser sur le retour d’expérience et de l’exploiter efficacement. Cependant, ce n’est pas simple : les premiers rapports de capitalisation sont souvent difficilement exploitables, car toutes les données ne sont pas présentes. Il faut donc un travail de nettoyage et d’analyse.
Au delà du fait de comprendre et tirer les bonnes leçons du retour d’expérience, la difficulté réside dans la capacité à le mettre en œuvre. L’écart avec le dernier chantier conçu est tellement long que l’on ne peut pas mettre en œuvre de boucle d’amélioration continue classique (idéalement la personne ou l’équipe ayant commis une erreur, la comprend, préconise une solution puis met en œuvre cette solution et ajuste encore au besoin).
L’intelligence artificielle peut-elle rendre cette phase d’analyse plus facile ?
L’IA intelligence artificielle peut apporter une aide précieuse, notamment sur la planification. Dans un projet comme un EPR, les grandes logiques de planning sont bien connues. L’IA pourrait être utilisée pour générer des plannings en s’appuyant sur les expériences passées et aider à leur élaboration.
Un autre usage possible est l’identification des signaux faibles. Par exemple, si un projet présentait certains indicateurs avant de rencontrer des difficultés, l’IA pourrait détecter ces mêmes signaux sur un autre projet et anticiper d’éventuels problèmes.
La supply chain française est-elle prête pour l’ampleur du programme de nouveau nucléaire français ?
La supply chain française n’a pas été complètement désactivée. Il existe une base industrielle, notamment grâce à l’exploitation des 57 réacteurs français, qui nécessite une activité continue de maintenance et de remplacement de composants obsolètes. Par ailleurs, cette supply chain travaille aussi avec d’autres pays. EDF en a bien conscience et aide ses fournisseurs à se préparer, en les soutenant dans leurs investissements et leur montée en qualité. C’est un enjeu collectif, qui a aussi une importance pour l’exportation et l’image des projets français à l’international.
Cependant, elle n’était pas totalement prête pour la montée en charge du nouveau programme nucléaire. Le Gifen
Groupement des industriels français de l’énergie nucléaire• Mission : réunir toute la filière nucléaire française en un seul syndicat professionnel• Création : 2018• Effectifs : 230…
travaille avec EDF pour mobiliser les industriels et structurer la filière, notamment à travers des démarches d’excellence opérationnelle visant à garantir des livraisons en temps et en heure.
Les fournisseurs doivent également être convaincus d’investir, ce qui est un enjeu lorsque les commandes ne sont pas encore passées. Pour les premières fabrications, des contrats sont en cours, notamment pour des équipements connus comme les générateurs de vapeur. Toutefois, il y aura un effet « prototype » important sur le premier réacteur du programme.
Un effet prototype sur le premier réacteur »Et du côté des ressources humaines ? Le Gifen parle de 10 000 personnes par an pendant 10 ans, soit 100 000 recrutements au total…
La question a également été prise en main, notamment par le Gifen et l'Université des métiers du nucléaire
Association visant à faciliter l’accès aux formations et aux métiers du nucléaire• Création : 2021• Mission : dynamiser les dispositifs de formation de la filière nucléaire aux échelles régionale…
. Les métiers critiques ont été clairement identifiés, notamment dans le génie civil, la tuyauterie et le soudage. Des actions ont été mises en place pour élargir les bassins de recrutement et renforcer l’attractivité du secteur.
Un enjeu clé est d’éviter la cannibalisation entre acteurs. Certains fournisseurs, en particulier les plus petits, rencontrent encore des difficultés pour fidéliser leurs employés. La question est donc de savoir comment les accompagner efficacement.
La question du financement se pose également, avec plusieurs possibilités…
Plusieurs modèles économiques sont proposés par les industriels. EDF, par exemple, met en avant différentes options pour ses clients. L’un des modèles consiste à vendre le projet à prix coûtant, avec une marge fixe. Cela permet de partager les risques avec le client. Une autre possibilité est la vente en forfait. Des mécanismes comme des prêts à taux zéro peuvent aussi être envisagés, mais la question du financement reste centrale, notamment en fonction de la capacité économique de l’État ou des investisseurs impliqués.
Le principal enjeu pour la compétitivité est de maîtriser les coûts et les délais. Plus un chantier est court, moins il est coûteux, notamment en raison du nombre important de travailleurs mobilisés chaque année et cela aura un impact final sur le prix du MWh produit. La stabilité des normes est également un facteur clé. Sur des projets longs, des évolutions réglementaires peuvent avoir un impact significatif, ce qui peut affecter toute la conception du projet.
Un effet sur le prix du MWh produit »Dans son dernier rapport sur le programme EPR, la Cour des Comptes
La Cour des comptes a pour mission principale de s’assurer du bon emploi de l’argent public et d’en informer les citoyens.• Création : 1807• Missions : - Juge les comptes des comptables publics…
recommande à EDF de « s’assurer que tout nouveau projet international dans le secteur nucléaire soit générateur de synergies chiffrées avec le programme EPR2 et ne ralentisse pas le calendrier de ce programme en France ». Approuvez-vous cette recommandation ?
Tout à fait. L’entreprise en est consciente et intègre cette logique dans sa stratégie. Le programme EPR2 repose sur les retours d’expérience des projets précédents que sont Flamanville, Taishan et Olkiluoto. Lancer un nouveau projet international équivaudrait en quelque sorte à refaire un Olkiluoto, avec un nouvel apprentissage et des adaptations spécifiques.
EDF prévoit d’appliquer cette approche à l’international tout en développant plusieurs modèles : l’EPR2, mais aussi l’EPR1200, une version réduite de l’EPR1600. Vendre des réacteurs à l’étranger comporte des risques. Il y a un équilibre à trouver entre le développement à l’international et la sécurisation du calendrier national.
France : les centrales nucléaires

Parcours
Associé
Directeur/associé
Manager
Consultant en réduction des coûts
Responsable planification du programme Barracuda
Coordinateur stratégie et planification
Établissement & diplôme
Ingénieur, Généraliste
Fiche n° 53472, créée le 17/02/2025 à 15:38 - MàJ le 25/02/2025 à 16:09